La loterie de Bruges en 1441, patrimoine culturel
Au Moyen Âge, les Brugeois ont pris une initiative inédite sans se douter qu’elle serait à l’origine de ce que l’on connaît mondialement sous le nom de « loterie » 580 ans plus tard. À l’époque, Bruges était une métropole très prospère, mais une lourde amende infligée par Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et les coûts occasionnés par les multiples rébellions ont contraint les Brugeois à trouver des moyens alternatifs pour financer des choses utiles à la collectivité sans devoir prélever des impôts supplémentaires, une mesure aussi peu populaire au Moyen Âge qu’elle ne l’est aujourd’hui.
L’idée géniale d'organiser une loterie proposant différents prix et d’en utiliser les recettes, obtenues sur une base volontaire, pour répondre aux besoins collectifs s'est avérée gagnante. Leur décision historique, prise il y a près de 600 ans, allait changer à jamais le paysage des loteries européennes.
"Le premier tirage devait se dérouler comme suit : deux paniers étaient placés sur une scène en bois. Dans l'un d'eux se trouvaient tous les billets de loterie reprenant un nom souvent accompagné d’une courte phrase en prose ou en vers. L'autre panier contenait des billets vierges et des billets mentionnant un prix. La transparence étant essentielle, chaque billet était tiré au sort et lu d'une voix forte. Cela devait être une expérience incroyable."
JEROEN PUTTEVILS, MAÎTRE DE CONFÉRENCES D’HISTOIRE MÉDIÉVALE, UNIVERSITÉ D’ANVERS
L'histoire de la toute première loterie du monde
‘Ontfaen van den lotene van der scrooderie van Pietren Den Hont (…) Item ghegheven van den prisen ende andren diverschen costen.’ Ainsi débute un court message trouvé dans les comptes de la ville de Bruges pour l'année 1441-1442. Pour ceux qui ont du mal à comprendre le moyen néerlandais : "ontfaen" signifie "reçu", "lotene" signifie “loterie” et "scroderie" est le métier médiéval de jaugeur de vin. Les jaugeurs de vin avaient le monopole du déchargement des tonneaux de vin dans le port de Bruges. Ils transportaient ensuite ces tonneaux jusqu'aux maisons de leurs clients et les descendaient dans leurs caves. Il s'agissait d'un travail lucratif car les jaugeurs de vin étaient autorisés à prélever des taxes sur les tonneaux importés et à garder cet argent pour eux en tant que salaire.
La loterie de 1441 conquiert le monde depuis bruges
Les comptes de la ville de bruges 1441 – 1442
'Ont été reçus de la loterie organisée pour l’attribution par tirage au sort du poste de « schroder » (il s’agissait d’un métier qui consistait en quelque sorte à superviser les recettes provenant des accises) de Pieter den Hont, 633 livres 7 shillings de « gros » flamands (monnaie). De ce montant, il faut soustraire quelques dépenses, soit 2 livres de gros flamands versées à Pieter (qui est vraisemblablement l'homme qui détenait le titre l'année précédente). Et 60 livres 14 shillings et 4 deniers de gros flamands ont aussi été payés pour divers prix et autres frais.'
Le décompte est établi à la fin. Il reste donc 511 livres, 17 shillings et 4 deniers de gros flamands. Puis, ce montant est encore converti en livres parisis, une monnaie utilisée par les Bourguignons.
Si un jaugeur de vin décédait ou était licencié, son remplacement n'était pas assuré par un appel à candidatures, comme ce serait le cas aujourd'hui. Le poste était tiré au sort. Ainsi, le hasard déterminait-il le titulaire du poste et le salaire correspondant.
On retrouve la trace de tels tirages au sort (également pour d'autres postes ou pour l’attribution d’un meilleur emplacement au marché) dans les archives de plusieurs villes à partir du XIIIe siècle. Mais la loterie brugeoise de 1441 - au cours de laquelle la charge de trésorier d'un certain Pieter Den Hont a été tirée au sort - a ceci de spécial qu’elle proposait également d'autres prix. Des prix en espèces, de tous les montants, du plus petit au plus élevé. Cette loterie a donc attiré bien plus de participants que les seuls candidats au poste de jaugeur de vin. La loterie est devenue un événement public. Les coffres de l'organisateur, à savoir la ville de Bruges, se sont donc remplis beaucoup plus vite. Ce qui était nécessaire vu la lourde amende imposée par Philippe le Bon en punition de la rébellion des guildes brugeoises. Plutôt que de taxer ses habitants pour réunir la somme exigée, la ville les a invités à acheter volontairement un billet de loterie.
L'idée a rapidement fait son chemin. D'autres villes, toujours à la recherche de nouvelles sources de revenus, ont copié l'exemple de Bruges. D’abord dans les environs immédiats, dans d'autres villes des Pays-Bas bourguignons : Sluis, Ypres, Gand, Lille, Nieuwpoort, Audenarde, Anvers, Louvain... Entre 1441 et 1500, au moins 82 loteries ont été organisées dans les Pays-Bas (la majorité d'entre elles se déroulaient encore à Bruges, mais à partir du XVIe siècle, leur centre de gravité s’est déplacé vers Anvers). Les loteries sont également apparues en Allemagne à partir de 1470, et ce sont les loteries de Rome, Gênes et Venise qui ont fait du mot italien "lotto" - dérivé, comme "loterie", du mot néerlandais "lot", hasard - une marque internationalement reconnue à partir de 1504. La loterie a donc suivi les routes commerciales de l'époque, des Pays-Bas à l'Italie du Nord en passant par l'Allemagne. Au XVIe siècle, on les voit alors apparaître dans toute l'Europe.
La motivation de l'organisateur, généralement une ville mais parfois aussi une organisation privée, était bien sûr de faire des bénéfices. Mais ceux-ci servaient à financer des besoins collectifs : le renforcement des murs de la ville, la construction d'un hôpital ou d'une église, ou encore le remboursement de dettes, comme dans le cas de ce premier tirage en 1441. Cet aspect social reste également une caractéristique essentielle d'une loterie. En 2020, la Loterie Nationale de Belgique a accordé un soutien de 185 300 000 euros à de nombreux projets et associations à visée humanitaire, sociale, sportive, culturelle ou scientifique.
Auteur : TOM NAEGELS
Bruges en 1441, un aperçu de la situation historique
Au milieu du ixe siècle, la fille du roi de Francie occidentale de l’époque fut promise à Baudouin Ier, notre premier comte de Flandre, également connu sous le nom de Baudouin Bras de Fer. Charles le Chauve, son père, se sentit obligé de donner à contrecœur un territoire à son gendre, qui devint plus tard le Pagus Flandrensis.
La zone couvrait à la fois la plaine côtière et la zone sablonneuse située derrière. Les rois mérovingiens s’étaient déjà intéressés à cette région et aux premières abbayes. Elle était peuplée de communautés qui présentaient une très forte affinité culturelle avec les Anglo-Saxons, comme en témoignent la construction de leurs maisons, leur culture matérielle et même les pièces de monnaie (sceatta) qu’ils utilisaient. Néanmoins, à cette époque, il s’agissait encore d’une zone vierge sur la carte de l’Europe.
Baudouin Ier et ses successeurs réussirent à donner une renommée à la région et à l’immortaliser dans les livres d’histoire. Ils y parvinrenten s'appropriant tout le potentiel des «hommes libres » qui s'y étaient échoués, en assurant le bon déroulement de la traversée de la grande armée viking, en acquérant des connaissances militaires importantes auprès de leurs parents des royaumes de Wessex et de Mercie, en développant des terres agricoles productives et en adoptant les politiques d’importants pôles de croissance régionaux en matière d’administration, de commerce et d’entreprise. La dynastie réussit à trouver un équilibre fragile entre le comté de Flandre, le roi de France et l’autonomie de centres urbains en pleine expansion tels que Bruges, et ce en un laps de temps relativement court.
Dès le début du Moyen Âge, le comté bilingue de Flandre parvint à acquérir une certaine allure royale. Le comté fut cédé au roi de France pour la Flandre royale et à l’empereur d’Allemagne pour la Flandre impériale et englobait les provinces actuelles de Flandre occidentale et orientale, de Flandre française et de Flandre zélandaise.
"Bruges était le lieu de rendez-vous de tous les créatifs, artistes ou ingénieurs de l'époque. C'était le point de chute des matières premières et les capitaux y abondaient pour financer les projets. Tous les flux d'informations convergeaient à Bruges et leur diffusion était très rapide. Plus tard, des Vénitiens ont participé au tirage à Bruges, et vice versa. Tirant parti des réseaux existants, la loterie est devenue un événement international."
JAN DUMOLYN, PROFESSEUR D’HISTOIRE MÉDIÉVALE, UNIVERSITÉ DE GAND
L’équilibre instable entre le roi et le comte, entre le comte et des villes telles que Bruges, Ypres et Gand allait définir notre histoire pour les 400 années suivantes. Elle allait compter des hauts et des bas, mais surtout de la réussite. La Flandre participa à la bataille de Hastings, fonda des hôpitaux, créa l’Empire latin à Constantinople et fit parler d’elle dans le monde entier avec la bataille des Éperons d’or en 1302.
La succession féminine était tenue en haute estime selon la devise « plutôt une femme d’ici » et les villes étaient très strictes à ce sujet. Bruges, Gand et Ypres comptaient toutes parmi les villes les plus importantes d’Europe occidentale et étaient des moteurs du commerce, de l’industrie textile, de la richesse et de l’innovation économique et financière. Leur autonomie était également assurée en matière d’administration et de système judiciaire.
À sa mort en 1384, Louis de Male régnait non seulement comme comte de Flandre, mais aussi comme comte de Nevers, comte de Rethel, comte de Bourgogne (La Franche-Comté) et comte d’Artois. Sa fille unique, Marguerite de Male, qui était également l’héritière du duché de Brabant du côté de sa mère, n’était peut-être pas la plus belle, mais certes la mariée la plus convoitée d’Europe. Les problèmes conjugaux de Marguerite s’apparentent à la trame d’un roman à l’eau de rose.
Les Bourguignons : des potentats qui avaient un grand besoin de contrôle
C’est finalement son mariage avec Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, qui marque le début d’une nouvelle ère. La bibliothèque de Marguerite était probablement dix fois plus grande que celle de Philippe. Aujourd’hui, elle ne nous évoquerait qu’une chose : l’érudition, mais à l’époque, il était aussi question de pouvoir, d’influence et de priorités. Les Bourguignons étaient de grands dépensiers avec un besoin vital de contrôle. Leurs ambitions l’emportaient de loin sur les intérêts des villes flamandes, animées par leur désir embryonnaire d’esprit d’entreprise, de démocratie, d’implication et d’autodétermination. Le comté de Flandre et ses villes étaient devenus la vache à lait qui devait entretenir la mégalomanie de la Bourgogne. Bruges, Gand et Ypres finançaient plus de 50 % de leur cour, de leurs expéditions militaires et de leurs croisades.
"Je vois la loterie de 1441 comme un crowdfunding avant la lettre, car les initiatives qu’ils ont pu financer avec les recettes de leur tirage tenaient à cœur aux citoyens. En fait, la Loterie Nationale est aujourd'hui une grande tombola nationale où les participants jouent pour une somme modique. Vous espérez gagner, mais vous savez aussi que vous apportez une belle contribution à une bonne cause. De cette façon, vous gagnez toujours."
JANNIE HAEK, CEO LOTERIE NATIONALE
Loteries : le crowdfunding avant la lettre
La révolte fut sanctionnée par le biais de taxes. Les bedes se succédèrent rapidement au cours de cette période de 100 ans de règne des Bourguignons. C’est à cette période que Bruges commencera à organiser des loteries pour financer des biens et services collectifs, comme alternative aux taxes supplémentaires et aux accises. Une forme de crowdfunding avant l’heure, car après tout, il fallait bien financer des projets sensés, en plus de payer les éternels impôts des Bourguignons.
La mort de Charles le Téméraire à la bataille de Nancy en 1477 marqua un nouveau tournant de l’histoire. Marie de Bourgogne dut se retirer dans ses territoires flamands, accorder de grandes libertés aux villes flamandes et leur donner voix au chapitre. Sa mort soudaine en 1482 déclencha une lutte sans précédent pour la succession.
Une lourde punition pour Bruges
Les villes flamandes refusèrent de reconnaître son mari Maximilien Ier, prince héritier du Saint Empire romain germanique, comme tuteur de son fils mineur Philippe. Ils y virent une opportunité et entre 1483 et 1492, ils optèrent pour une Flandre totalement indépendante, avec le soutien de certaines villes néerlandaises et brabançonnes comme Bruxelles, Louvain et Tirlemont. Maximilien Ier fut même emprisonné à Bruges. À cette époque, c’était du jamais vu. Malines et Anvers choisirent avec opportunisme de se ranger du côté du roi romain germanique et donnèrent ainsi à l’indépendance flamande naissante le coup de grâce – une histoire pour alimenter le canon flamand, en somme. Anvers, en particulier, fut grassement rétribuée. Bruges fut sévèrement sanctionnée et dut démolir ses remparts et autoriser indéfiniment la présence de cygnes ou lanchalzen sur les canaux. Les diamantaires, les orfèvres et les banquiers furent contraints de s’installer à Anvers, dit la légende. Lors d’une guerre quatre-vingts ans plus tard, le choix d’Anvers permit l’arrivée des Habsbourg d’Espagne. La fiction des Pays-Bas méridionaux et le phénomène des néerlandophones en Belgique étaient nés, avec le nom «Flandre » comme cynique pars pro toto.
Entre-temps, Bruges découvrit le phénomène des loteries et continuera à organiser des loteries comme solution aux besoins collectifs les plus urgents dans une situation financière désastreuse. D’autres villes des Pays-Bas et d’ailleurs adoptèrent rapidement la loterie en suivant l’exemp le de Bruges. La loterie devint un phénomène mondial.
Auteur : JANNIE HAEK
Copyright images : Thomas De Boever, Timescope, Universiteit Gent; Stadsarchief Brugge; Metropolitan Museum of Art, New York; Nationale Loterij; Bayerische Staatsbibliothek; Phoebus Foundation; Brugse Musea; Universiteitsbibliotheek Gent; Koninklijke Bibliotheek van België (KBR); Visit Bruges, Jan Darthet